Éditorial, sept. 2000

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La lente uniformisation de l’opinion publique

 

Par Jonathan-Philippe Desmarais

jodesmarais@hotmail.com

        Roland Barthes a écrit de ses Mythologies : « Les textes qui suivent ont été écrits chaque mois pendant environ deux ans au gré de l’actualité. J’essayais alors de réfléchir régulièrement sur quelques mythes de la vie quotidienne française. Le matériel de cette réflexion a pu être très varié [...] et le sujet très arbitraire : il s’agissait évidement de mon actualité. » Avec une vision parfois corrosive et stridente de la société il aura laissé une forme peu commune de la critique. Épuré de la standardisation journalistique, il déterre, de façon égoïste et sans pudeur, ses racines. Il s’attaque sans crainte de la réprimande à ce que les Français avaient comme valeurs fondamentales. Barthes s’était posé à contre-courant. Il était indépendant, libre face à son écrit.

        Le mois dernier on annonçait en grande pompe la mégafusion survenue entre Hollinger, groupe de Conrad Black, et CanWest Global. L’opinion publique étant tournée d’habitude et surtout ces jours-ci vers les opérettes et cancans des chanteurs de noces, le sort de la liberté d’expression passe quasi inaperçue devant la sévérité de l’acte. Si le morcellement passif de l’Empire Black s’est transigé sans vague apparente, il n’en reste pas moins que les nuages eux, annoncent la tempête. En se délestant de ses parts dans ses activités reliées aux journaux canadiens, Hollinger ouvre lentement la voie à une féroce concentration de la presse au Canada. Non pas parce que, des 100 plus grands quotidiens, 59 étaient sous le contrôle du groupe Hollinger, mais bien parce qu’il ne reste pour la balance que six journaux indépendants. 100 grands quotidiens sont partagés entre cinq propriétaires. Quel peu bien être le problème ? On approche tranquillement d’une forme d’oligopole médiatique. Les tendances économiques actuelles préconisent la recherche de l’économie d’échelle, donc la rationalisation maximale de tous les éléments extérieurs. Est-ce prédire l’uniformisation de l’information nationale ? Si un seul se portait acquéreur des journaux, qu’adviendrait-il de la diversité ? La réponse est fort simple et c’est ce que chacun cherche tranquillement à rejoindre. Si un seul quotidien peut transmettre l’information, alors pourquoi entretenir une pluralité médiatique. Si Québecor se portait acquéreur, par exemple, du Soleil de Québec, jurerait-il de lui faire encore partager le marché avec le Journal de Québec ? Un seul journal, un seul marché, une seule source d’information. On sublime ainsi les éléments périphériques qui entraient normalement dans le processus. On n’y verrait plus la nécessité de comparer l’information, puisque à la base, il n’y a qu’une seule source qui alimente cette même information. La discussion même d’un fait, d’une nouvelle devient peu probable. Et l’information égalisée au départ devient donc plus acceptable, puisqu’elle rencontre beaucoup moins de résistance et de divergence.

 

        Ce fait même s’oppose à une autre conception beaucoup plus subtile qui se joue en coulisse. Dans un vieux proverbe africain, on retrouvait la même complexité :

« Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasses continueront de glorifier le chasseur. »

        Si concentration il y a, il ne faudra pas oublier les jeux d’influence qui s’entrechoqueront. Il n’y qu’à prendre l’inlassable débat constitutionnel pour comprendre la portée de cette globalisation de l’opinion. Disons que dans une éventuelle prise de contrôle par Québecor ou Power Corporation des journaux francophones mis en vente par Hollinger, quelle dimension prendrait le débat national au Québec. N’y aurait-il pas une certaine part de favoritisme quasi total lors des périodes électorales ou référendaires. Sont là plusieurs questions auxquelles il faut s’arrêter. Le dynamisme intellectuel d’une société réside souvent dans sa capacité à comparer et remettre en question les actes de l’État. Autrement on se retrouve calé dans un journalisme de dictature où l’État et l’opinion publique ne font qu’un et ce, sans possibilité de contestation. En supprimant les disparités véhiculées par les journaux, les tenants traditionnellement opposés se retrouvent en valeur nulle puisque les journaux sont concentrés en une même main. Aurions-nous encore accès à un débat de fond, à une exposition d’opinions ? C’est dans cet assainissement de la critique que réside le danger. L’information à partir de là devient sujette à des transformations. Faut-il y voir le spectre de Big Brother ? Sans être alarmiste, il faudra doubler de vigilance.

 

        Le quotidien se retrouverait donc dans un bocal en verre, sujet à la transformation volontaire et à la partialité. C’est donc dire que la presse canadienne jouera des influences politiques. De même que l’histoire s’est souvent pliée aux différentes allégeances idéologiques, elle se plie maintenant aux exigences d’un chéquier. C’est dans cette collusion entre le politique et celui même qui le critique que sont nées des abnégations de la réalité. Est-ce comme cela que l’on critiquera la scène politique ? Que l’on jugera la portée historique de certains événements ? Ou est-ce de cette façon qu’on l’écrira ? De cette façon, les questions qui toucheront l’avenir politique du Canada se liront comme une Minute du Patrimoine, par une suite d’épopées financées par un conseil pour l’Unité canadienne.

        C’est de cette façon que survient lentement l’acceptation globale, que la guerre de Conquête devient une bataille héroïque et amicale et que les Acadiens deviennent comme les francophones du Manitoba, c’est-à-dire un régionalisme linguistique, que les patriotes deviennent rebelles et que Colborn devient un gentilhomme doux et attentionné. C’est dans cette acceptation passive conditionnée par un lobby puissant que l’information se filtre, qu’elle se transforme, se modèle. L’opinion vit dans une double réalité soutenue par un joug médiatique qui deviendra encore plus évident. Ce problème auquel aura à faire face l’industrie de la presse réside bien loin d’un projet politique ou d’une divergence linguistique. Le journalisme, comme l’histoire, est devenu fragile à l’argent. Le journalisme ne rapportera plus les faits qu’en fonction de son capital idéologique. Il y rentabilité de l’opinion. Une seule pensée vers un même monde. Moins d’abus, moins d’abusés alors moins de révoltés, plus de contentement, c’est la nouvelle formule.

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