La lente uniformisation de l’opinion publique
Par Jonathan-Philippe Desmarais
jodesmarais@hotmail.com
Roland Barthes a écrit de ses Mythologies : « Les textes
qui suivent ont été écrits chaque mois pendant environ deux ans au gré de l’actualité.
J’essayais alors de réfléchir régulièrement sur quelques mythes de la vie
quotidienne française. Le matériel de cette réflexion a pu être très varié
[...] et le sujet très arbitraire : il s’agissait évidement de mon
actualité. » Avec une vision parfois corrosive et stridente de la société il
aura laissé une forme peu commune de la critique. Épuré de la standardisation
journalistique, il déterre, de façon égoïste et sans pudeur, ses racines. Il
s’attaque sans crainte de la réprimande à ce que les Français avaient comme
valeurs fondamentales. Barthes s’était posé à contre-courant. Il était
indépendant, libre face à son écrit.
Le mois dernier on annonçait en grande pompe la mégafusion
survenue entre Hollinger, groupe de Conrad Black, et CanWest Global. L’opinion
publique étant tournée d’habitude et surtout ces jours-ci vers les
opérettes et cancans des chanteurs de noces, le sort de la liberté d’expression
passe quasi inaperçue devant la sévérité de l’acte. Si le morcellement
passif de l’Empire Black s’est transigé sans vague apparente, il n’en
reste pas moins que les nuages eux, annoncent la tempête. En se délestant de
ses parts dans ses activités reliées aux journaux canadiens, Hollinger ouvre
lentement la voie à une féroce concentration de la presse au Canada. Non pas
parce que, des 100 plus grands quotidiens, 59 étaient sous le contrôle du
groupe Hollinger, mais bien parce qu’il ne reste pour la balance que six
journaux indépendants. 100 grands quotidiens sont partagés entre cinq
propriétaires. Quel peu bien être le problème ? On approche tranquillement d’une
forme d’oligopole médiatique. Les tendances économiques actuelles
préconisent la recherche de l’économie d’échelle, donc la rationalisation
maximale de tous les éléments extérieurs. Est-ce prédire l’uniformisation
de l’information nationale ? Si un seul se portait acquéreur des journaux, qu’adviendrait-il
de la diversité ? La réponse est fort simple et c’est ce que chacun cherche
tranquillement à rejoindre. Si un seul quotidien peut transmettre l’information,
alors pourquoi entretenir une pluralité médiatique. Si Québecor se portait
acquéreur, par exemple, du Soleil de Québec, jurerait-il de lui faire encore
partager le marché avec le Journal de Québec ? Un seul journal, un seul
marché, une seule source d’information. On sublime ainsi les éléments
périphériques qui entraient normalement dans le processus. On n’y verrait
plus la nécessité de comparer l’information, puisque à la base, il n’y a
qu’une seule source qui alimente cette même information. La discussion même
d’un fait, d’une nouvelle devient peu probable. Et l’information
égalisée au départ devient donc plus acceptable, puisqu’elle rencontre
beaucoup moins de résistance et de divergence.
Ce fait même s’oppose à une autre conception beaucoup
plus subtile qui se joue en coulisse. Dans un vieux proverbe africain, on
retrouvait la même complexité :
« Tant que les lions n’auront pas leurs propres
historiens, les histoires de chasses continueront de glorifier le chasseur. »
Si concentration il y a, il ne faudra pas oublier les jeux d’influence
qui s’entrechoqueront. Il n’y qu’à prendre l’inlassable débat
constitutionnel pour comprendre la portée de cette globalisation de l’opinion.
Disons que dans une éventuelle prise de contrôle par Québecor ou Power
Corporation des journaux francophones mis en vente par Hollinger, quelle
dimension prendrait le débat national au Québec. N’y aurait-il pas une
certaine part de favoritisme quasi total lors des périodes électorales ou
référendaires. Sont là plusieurs questions auxquelles il faut s’arrêter.
Le dynamisme intellectuel d’une société réside souvent dans sa capacité à
comparer et remettre en question les actes de l’État. Autrement on se
retrouve calé dans un journalisme de dictature où l’État et l’opinion
publique ne font qu’un et ce, sans possibilité de contestation. En supprimant
les disparités véhiculées par les journaux, les tenants traditionnellement
opposés se retrouvent en valeur nulle puisque les journaux sont concentrés en
une même main. Aurions-nous encore accès à un débat de fond, à une
exposition d’opinions ? C’est dans cet assainissement de la critique que
réside le danger. L’information à partir de là devient sujette à des
transformations. Faut-il y voir le spectre de Big Brother ? Sans être
alarmiste, il faudra doubler de vigilance.
Le quotidien se retrouverait donc dans un bocal en verre,
sujet à la transformation volontaire et à la partialité. C’est donc dire
que la presse canadienne jouera des influences politiques. De même que l’histoire
s’est souvent pliée aux différentes allégeances idéologiques, elle se plie
maintenant aux exigences d’un chéquier. C’est dans cette collusion entre le
politique et celui même qui le critique que sont nées des abnégations de la
réalité. Est-ce comme cela que l’on critiquera la scène politique ? Que l’on
jugera la portée historique de certains événements ? Ou est-ce de cette
façon qu’on l’écrira ? De cette façon, les questions qui toucheront l’avenir
politique du Canada se liront comme une Minute du Patrimoine, par une suite d’épopées
financées par un conseil pour l’Unité canadienne.
C’est de cette façon que survient lentement l’acceptation
globale, que la guerre de Conquête devient une bataille héroïque et amicale
et que les Acadiens deviennent comme les francophones du Manitoba, c’est-à-dire
un régionalisme linguistique, que les patriotes deviennent rebelles et que
Colborn devient un gentilhomme doux et attentionné. C’est dans cette
acceptation passive conditionnée par un lobby puissant que l’information se
filtre, qu’elle se transforme, se modèle. L’opinion vit dans une double
réalité soutenue par un joug médiatique qui deviendra encore plus évident.
Ce problème auquel aura à faire face l’industrie de la presse réside bien
loin d’un projet politique ou d’une divergence linguistique. Le journalisme,
comme l’histoire, est devenu fragile à l’argent. Le journalisme ne
rapportera plus les faits qu’en fonction de son capital idéologique. Il y
rentabilité de l’opinion. Une seule pensée vers un même monde. Moins d’abus,
moins d’abusés alors moins de révoltés, plus de contentement, c’est la
nouvelle formule.
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