Le Monde, oct. 2000

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UN DE CES CRIS SILENCIEUX

 

Par David Murray

        On ne le dira jamais assez. Le processus de mondialisation en cours vise une appropriation de la richesse par quelques-uns et un appauvrissement global pour le reste de la population. Ceci s’effectue à l’échelle de la planète entière et est présenté comme étant une phase normale dans l’évolution historique. Suivant ce schéma, les gouvernements, partout dans le monde, se font les complices de cette tyrannie financière et ne sont plus désormais que les agents des grandes firmes étendant leur emprise sur l’ensemble du monde. Face à l’extension de l’ombre néolibérale, il surgit toutefois des cris refusant cette implantation déshumanisante, mais qui réussissent malheureusement difficilement à se faire entendre.

        Dans l’un des États les plus pauvres du Mexique, le Chiapas, situé dans le sud-est du pays, un de ces cris de révolte a émergé et lance un appel à tous les damnés de la terre. Sous l’étendard d’Emiliano Zapata, un des leaders de la révolution mexicaine, le mouvement zapatiste refuse l’accaparement de la planète par une petite clique sans scrupule et à la faim inassouvie. C’est à l’occasion de l’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), le 1er janvier 1994, que l’on entendit pour la première fois parler des zapatistes. Ayant choisi cette date symbolique, l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), formée presque essentiellement d’indigènes, lança une insurrection dans quatre municipalités de l’extrême sud du pays. Après quelques affrontements sanglants avec les forces gouvernementales, ces dernières déclarèrent, le 12 janvier 1994, un cessez-le-feu, en plus de proposer une amnistie et une ouverture du dialogue, en voyant l’appui que recevait l’insurrection zapatiste dans la société civile. Depuis ce temps, malgré le fait que le Chiapas demeure l’un des points chauds de l’Amérique latine et que des troupes fédérales soient toujours stationnées aux frontières de cet État, l’EZLN est restée pratiquement inactive militairement. Sachant parfaitement qu’ils ne peuvent briser le pouvoir établi par la force, les zapatistes veulent utiliser leur armée en tant que force politique et non militaire. Paradoxalement, cette armée a pour objectif de cesser de l’être. Comme l’affirmaient des délégués de l’EZLN lors d’une visite à Paris : « Le 12 janvier 1994, en écoutant ce que nous disait la société civile mexicaine, nous avons fait un choix stratégique : transformer une armée en une force politique nouvelle pour ouvrir vraiment le chemin à la transition pacifique et à la démocratie ».

        À l’origine, l’insurrection zapatiste visait des objectifs plutôt nationaux. En effet, celle-ci avait pour principales revendications l’autonomie des indiens, la redistribution des terres aux paysans et la justice et la liberté pour tous. Toutefois, à l’instigation du sous-commandant Marcos - véritable leader et penseur du mouvement, qui n’est toutefois pas indien bien que sa véritable identité reste inconnue - et du Comité clandestin révolutionnaire indigène (CCRI) - véritable direction politique du zapatisme, constitué fin 1993 - l’EZLN se propose de dialoguer avec les différentes forces antilibérales du monde et de situer les aspirations zapatistes dans une perspective internationale. C’est notamment dans ce contexte que l’EZLN organisa, du 27 juillet au 3 août 1996, une rencontre intercontinentale afin de débattre des façons possibles de remédier à un monde avançant à sens unique.

        Dorénavant, donc, les revendications zapatistes ont une connotation plus universelle et trouvent un écho favorable à travers le monde. Comme le soulignait notamment l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano, dans une lettre au sous-commandant Marcos : « Son cri a une résonance universelle parce qu’il exprime une passion pour la justice et une vocation solidaire qui défient le système dominant. » Promouvant la diversité des cultures et les échanges entre celles-ci, le zapatisme propose comme alternative au modèle dominant un système basé sur la démocratie participative et sur la solidarité sociale. Il appelle à une organisation de la société civile afin de lutter contre l’oppression des marchés financiers, véritables maîtres du monde. Aussi, comme le souligne le sous-commandant Marcos : « le zapatisme se veut un défi, défi à un monde déshumanisé. Mais il ne veut surtout pas être un nouveau dogmatisme. » En effet, ce dernier, conscient qu’il n’existe aucune solution miracle pour remettre sur la bonne voie un monde qui est de plus en plus complexe, favorise le dialogue entre toutes les tranches de la société. De plus, ce qui singularise le zapatisme et qui lui permet de s’attirer de nombreuses sympathies, c’est que comme tout bon mouvement de résistance, il ne cherche pas à prendre le pouvoir. Suivant cet idéal, il appelle tous les mouvements antilibérales de la planète à s’engager dans « une volonté de résistance au « nouvel ordre mondial » et au crime que représente cette 4e guerre mondiale » (après les deux premières sans besoin de présentation et la guerre froide).

        Confiné au cœur de la jungle chiapanèque, les zapatistes ont donc entreprit de refuser le modèle dominant et de tenter une nouvelle avenue au sein de leurs quelques communautés autonomes. Toutefois, ce cri de révolte, comme plusieurs autres à travers le monde, n’arrive toujours pas à se faire entendre, le gouvernement préférant de beaucoup la disparition de l’EZLN à un dialogue avec l’organisation. Cependant, l’exemple des zapatistes, comme celui de tant d’autres, devrait favoriser le soulèvement de la société civile face au monopole de la pensée unique afin de permettre une reconquête concrète de la citoyenneté et, par le fait même, empêcher que l’appel des zapatistes ne demeure un cri silencieux, comme le sont trop souvent malheureusement les cris des opprimés.

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