Opinion, janv. 2001

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À la défense de l'État-nation

 

Par Chad D. Deblois 

               Le 20 août dernier, le Washington Post publiait l'article portant ce titre: « Koursk et Concorde, tous deux trop ambitieux pour durer ». Il avait pour objectif de s'attaquer à deux fleurons technologiques des États-nations, en l’occurrence la Russie et la France, traduisant clairement l’hostilité américaine qui se manifeste contre « une volonté obsolète de puissance de ces États ». Bien que ces deux événements nous semblent déjà appartenir au passé, le déclin des États est bien d'actualité, car il s'accentue de jours en jours, inexorablement effrité par le nouvel ordre mondialisant.

               Le renouveau libéral qui s’est affirmé au début des années « 80 » avec Margaret Thatcher et Ronald Reagan s’est accompagné d’un démantèlement de l’État au profit du secteur privé alors que le consensus libéral d’après-guerre dans les pays occidentaux s’effondrait: c’était la privatisation. Désormais, le courant économique néo-libéral, exagérément renforcé par les privatisations et une concentration économique croissante, prétend dicter sa ligne de conduite aux États.

               En effet, les multinationales, ces monstres issus d’une mondialisation hypothétiquement salutaire, influencent le politique dans le sens de leurs intérêts au détriment des populations. Ainsi, comment des États plus faibles pourraient–ils résister aux assauts de grandes entreprises, même dans les pays industrialisés, lorsque le chiffre d’affaire de GM est supérieur au PNB du Danemark ou celui de Toyota supérieur au PNB du Portugal ? Et il ne s’agit là que de constructeurs automobiles; qu’en est-il des grandes entreprises pharmaceutiques (Bayer, Whitehall Robins, Sandoz, etc) ou des compagnies informatiques ou de communications (Microsoft, IBM, Nortel Networks, BCE, etc. ) dont le poids économique ferait plier bien des gouvernements tant les vertus de la nouvelle économie ont été vantées. En outre, sur les cent plus grandes entités économiques du monde, plus de la moitié sont des entreprises privées. Il y a donc lieu de réfléchir à ce sujet…

               Le désengagement de l’État à plusieurs niveaux, encouragé par le secteur privé, renforce le caractère individualiste de nos sociétés capitalistes pour encourager une compétition stérile entre les individus, les sociétés et les cultures ayant comme conséquence d’empêcher une coopération qui serait davantage profitable pour tous. Or, la concentration économique de plusieurs grands conglomérats leur donne les moyens d’imposer un modèle de culture unique répandant la triste uniformité du mode de vie occidental chez des peuples pourtant fiers de leur culture.

               D’autre part, la mondialisation tant encensée par nos économistes actuels marginalise les gestes interventionnistes des États bénéficiant à toute leur collectivité et les considère comme une atteinte aux lois sacrées du marché et au poison du laisser-faire qui mène à tous les excès, à l’exploitation, aux inégalités sociales et à la spéculation boursière à outrance. Aujourd’hui, un peu plus d’un trillion de dollars de transfert de capitaux sera effectué à travers le monde. Or, seul 10 % de ces capitaux seront investis dans l’économie réelle, c’est-à-dire dans la construction d’unités de production, dans la recherche et le développement, etc. Le reste de cette somme colossale constitue en pure spéculation, n’a donc aucun effet dans notre vie de tous les jours et ne contribue nullement à la croissance économique. L’économie virtuelle qui en résulte échappe donc totalement au contrôle des États qui ne font que subir les contrecoups économiques résultant d’une crise spéculative, par exemple. Évidemment, le développement des communications et des transports effrite les frontières économiques entre les différents marchés et rend d’autant plus difficile la poursuite de politiques économiques indépendantes de la part des États, comme cela se faisait au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. En effet, le keynésianisme ne pouvait plus être appliqué alors qu’il devenait mal vu pour un gouvernement de gérer son économie et d’intervenir dans un monde où le libéralisme triomphant ne permet plus qu’on gêne la « saine » compétition entre les pays.

               Mais l’arrogance du néo-libéralisme face aux revendications des populations qui réclament de meilleures conditions de travail et qui dénoncent la précarité d’emploi ne s’arrête pas là : l’AMI (l’Accord Multilatéral sur les Investissements), cette autre créature issue du libéralisme triomphant dont on continue de négocier les articles en secret, porte atteinte à la souveraineté même des États, les restreignant en un simple gardien de l’ordre au service du grand capital. En effet, l’AMI propose une déréglementation quasi-totale des secteurs du travail ou de l’environnement par exemple. Il propose aussi un retrait considérable de l’État des programmes sociaux et des programmes de subventions, notamment en agriculture. Cela laisserait toute la latitude aux multinationales pour commettre leurs méfaits économiques sans aucune contrainte, car l’AMI contient aussi des clauses favorisant l’affaiblissement du pouvoir des syndicats. En outre, cet accord octroie une entière liberté aux entreprises en matière d’investissements, de déplacements de capitaux et de conditions de travail, encourageant celles-ci à user de chantage pour obtenir ce qu’elles veulent des États et du domaine politique. L’introduction des nouvelles technologies dans les processus d’échange et de transfert de capitaux favorise la mobilité des investissements et encourage d’autant plus les multinationales à s’installer là où les coûts de production sont les moins élevés et où les avantages concédés par les États semblent plus alléchants.

               La subordination du politique à l’économique consacre le déclin de l’État-nation dans un monde globalisant où les frontières ne constituent plus les limites des pouvoirs des super entités économiques. Or, permettre l’affaiblissement de l’État, c’est permettre l’effritement de ces acquis qu’en tant que citoyens, nous avons revendiqué collectivement afin d’améliorer notre existence et afin que soient reconnus nos droits inaliénables. En fait, l’État n’existe que par ses citoyens qui s’entendent tacitement pour qu’un pouvoir « supra » régisse les règles de fonctionnement de la société. Si l’État dépérit, c’est toute la collectivité qui voit son seul outil de faire reconnaître ses droits défaillir face au tout-puissant capital.

 

Salus Populi suprema lex esto

(Que le salut du peuple soit la suprême loi)

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